TRENTE-QUATRE

 

Au cœur du dédale d’îlots et de récifs appelé bien sévèrement Eltevedtem, il y avait autrefois une tour de deux kilomètres de haut. Construite par les Martiens directement sur le plancher océanique, pour des raisons qu’eux seuls connaissent. Et il y a presque un demi-million d’années, pour des raisons tout aussi mystérieuses, elle s’était effondrée. Presque tous les débris se sont retrouvés éparpillés au fond de l’océan, mais on trouve parfois des morceaux sur la terre ferme. Au fil du temps, les ruines sont devenues un élément du paysage là où elles étaient tombées, mais même cette présence subliminale avait dissuadé la colonisation d’Eltevedtem. Les habitations humaines les plus proches, des villages de pêcheurs sur le bras nord de l’archipel de Millsport, se trouvaient à quelques dizaines de kilomètres de là. Millsport même se trouvait à une centaine de kilomètres au sud. Et Eltevedtem (« Je suis perdu », dans l’un des dialectes magyars pré-Colo) aurait pu avaler toute une flottille d’embarcations de haut-fond, si cette flottille avait voulu se cacher. Il y avait des canaux étroits et couverts de feuillages entre des saillies rocheuses assez hautes pour dépasser le mât du Boubin Islander, des grottes marines rongées dans les terres, dont l’entrée était invisible à plus de quelques dizaines de mètres. Et bien sûr, des morceaux de ruines martiennes étouffés sous la végétation suspendue.

C’était une cachette idéale.

Pour semer nos poursuivants extérieurs, au moins.

Je me suis penché sur le bastingage du Boubin Islander afin de regarder l’eau limpide. Cinq mètres sous la surface, un mélange coloré de poissons indigènes et coloniaux se pressait autour du sarcophage de béton-spray blanc dans lequel nous avions inhumé Isa. J’avais pensé contacter sa famille, une fois que nous étions arrivés, pour leur dire où elle était. Mais ça m’a paru inutile. Quand une enveloppe est morte, elle est morte. Et les parents d’Isa ne seraient pas moins paniqués quand une équipe de récupération ouvrirait le béton et verrait qu’on avait enlevé la pile de leur fille.

Elle était dans ma poche. L’âme d’Isa, faute d’une meilleure description, et je sentais quelque chose changer en moi sous le poids solitaire qu’elle représentait. Je ne savais pas ce que j’allais en faire, mais je n’avais pas osé la laisser, de peur qu’un autre la découvre. Isa était très impliquée dans le raid sur Millsport, et cela lui réservait d’office une place dans une chambre d’interrogatoire de Rila Crags si on la capturait. Pour le moment, il faudrait que je la porte sur moi, comme j’avais porté des prêtres vers le sud pour les punir. Comme j’avais porté Yukio Hirayasu et son collègue le gangster pour avoir une monnaie d’échange éventuelle.

J’avais enterré les piles des yakuzas dans le sable à la maison de Brasil, et je ne m’étais pas attendu que ma poche se remplisse si vite. En route vers Millsport, je m’étais même surpris à apprécier momentanément cette absence de poids, jusqu’à ce que les souvenirs de Sarah et mon habitude de haine reviennent à l’assaut.

La poche était de nouveau lestée. Comme une variante moderne et dysfonctionnelle du chalut maudit par Ebisu dans la légende de Tanaka. Destiné à remonter pour l’éternité les cadavres des pêcheurs noyés.

Apparemment, ma poche ne savait plus rester vide, et je ne parvenais pas encore à définir ce que ça me faisait.

Je n’avais pas eu de tels doutes depuis environ deux ans. La certitude avait coloré mon existence d’un gris uniforme. J’avais toujours pu mettre la main dans ma poche et sentir ses différents contenus avec une satisfaction sombre et froide. J’avais une impression d’accumulation lente, petits incréments dans la balance contre les tonnes que représentait l’extinction de Sarah Sachilowska. Depuis deux ans, aucun autre but que cette poche et sa poignée d’âmes volées ne m’avait été nécessaire. Je n’avais pas eu besoin d’un autre futur, ni d’une autre perspective que le remplissage de cette poche, autour des enclos à panthères des marais de Segesvar, sur la Prairie.

Vraiment ? Alors qu’est-ce qui s’est passé à Tekitomura ?

Un mouvement sur le bastingage. Les câbles ont vibré et rebondi doucement. J’ai regardé Sierra Tres se traîner en avant, appuyée des deux mains sur le bastingage, sautillant sur sa jambe valide. Son visage habituellement inexpressif était chargé de frustration. L’effet potentiellement comique était cassé par son pantalon déchiré au-dessous du genou et le plâtre transparent qui dévoilait chacune de ses blessures.

Ça faisait près de trois jours que nous étions terrés à Eltevedtem. Brasil avait bien employé ce temps ainsi que nos réserves, limitées en premiers soins. La chair sous le plâtre de Tres était enflée, noire et violette, transpercée et déchirée par les tirs de l’hélicoptère, mais les blessures avaient été nettoyées. Des étiquettes bleues et rouges s’alignaient sur les parties abîmées, marquant les endroits où Brasil avait inséré les bios de régénération rapide. Une botte en flexalliage protégeait le fond du plâtre contre les impacts externes, mais pour marcher, il aurait fallu plus d’analgésiques que Tres voulait bien en prendre.

— Tu devrais être allongée, ai-je dit quand elle m’a rejoint.

— Oui, mais il m’a ratée, alors je suis debout. Me prends pas la tête, Kovacs.

— D’accord. (J’ai recommencé à regarder la mer.) Du nouveau ?

Elle a secoué la tête.

— Mais Oshima est réveillée. Elle a demandé si tu étais là.

J’ai perdu de vue les poissons sous mes yeux. Puis j’ai repris mes esprits. Sans faire mine de quitter le bastingage ou de regarder ailleurs.

— Oshima ? Ou Makita ?

— Eh bien, ça dépend de ce que tu veux croire, en fait, non ?

J’ai opiné de la tête.

— Donc, elle croit encore qu’elle est…

— Pour le moment, oui.

J’ai encore regardé les poissons. Puis je me suis redressé et suis parti sur la coursive. J’ai senti une grimace involontaire me tordre la bouche.

— Kovacs.

J’ai regardé Tres, impatient.

— Oui, quoi ?

— Vas-y doucement, avec elle. Ce n’est pas de sa faute si Isa s’est fait descendre.

— Non, en effet.

En dessous, dans une des cabines de proue, l’enveloppe de Sylvie Oshima était appuyée contre des oreillers dans une couchette double et regardait par un hublot. Tout au long des virages, accélérations et cabotages qui nous avaient amenés ici, et depuis que nous nous cachions, elle avait dormi, réveillée seulement à deux reprises, où elle s’était débattue dans son délire en débitant du code machine. Quand Brasil pouvait faire autre chose que piloter et surveiller le radar, il l’avait nourrie avec des patchs dermiques de nutriments et des cocktails en hypospray. Une perf avait fait le reste. Et apparemment, ça lui avait fait du bien. Ses joues avaient perdu un peu de leur couleur fiévreuse, et son souffle était redevenu normal et audible. Le visage conservait sa pâleur maladive, mais il n’était plus inerte, et la longue cicatrice sur sa joue paraissait guérir. La femme convaincue d’être Nadia Makita m’a regardé par les yeux de l’enveloppe et a fait un petit sourire.

— Bonjour, Micky la Chance.

— Bonjour.

— J’aimerais bien me lever, mais on me l’a déconseillé. (D’un mouvement de tête, elle a désigné un fauteuil moulé dans un mur de la cabine.) Tu ne t’assieds pas ?

— Je suis bien ici.

Elle a paru me regarder plus attentivement, comme pour m’évaluer. J’ai vu un soupçon de Sylvie dans sa façon de faire, juste assez pour me remuer les entrailles. Puis, quand elle a parlé et changé d’expression, ça a disparu.

— J’ai cru comprendre que nous pourrions être amenés à partir rapidement, a-t-elle dit, très calme. À pied.

— Peut-être. Je dirais qu’il nous reste plusieurs jours, mais c’est surtout une question de chance. Hier, il y a eu une patrouille aérienne. Nous les avons entendus, mais ils ne sont pas passés assez près pour nous repérer, et ils ne peuvent rien embarquer d’assez sophistiqué pour détecter la chaleur corporelle ou l’activité électronique.

— Ah… Donc ça, au moins, ça n’a pas changé.

— Les orbitales ? Oui, elles fonctionnent toujours avec les mêmes paramètres que… (Je me suis arrêté. Un geste.)… qu’avant.

De nouveau, le long regard évaluateur. Je l’ai soutenu d’un air vide.

— Dis-moi, a-t-elle fini par dire. Ça remonte à quand, la Décolonisation ?

J’ai hésité. J’avais l’impression de franchir un seuil.

— S’il te plaît. J’ai besoin de savoir.

— Environ trois cents années locales. (Un nouveau geste.) Trois cent vingt, plus ou moins.

Pas besoin de conditionnement diplo pour lire ce qu’elle avait dans les yeux.

— Si longtemps, a-t-elle murmuré.

« La vie, c’est comme la mer. Il y a une marée à trois lunes qui t’attend quelque part, et si tu la laisses faire, elle va t’arracher tout ce qui a pu compter dans ta vie. »

La sagesse maison de Japaridze, mais c’était cuisant. Qu’on soit gros bras des Anges à sept Degrés ou poids lourd de la famille Harlan, certaines choses mordent de la même façon. Ou qu’on soit Quellcrist Falconer.

Ou qu’on ne soit pas elle, me suis-je rappelé.

Vas-y doucement, avec elle.

— Tu ne savais pas ? lui ai-je demandé.

Elle a secoué la tête.

— Je ne sais pas, je l’ai rêvé. Je crois que je savais que ça faisait longtemps. Je pense qu’on me l’a dit.

— Qui te l’a dit ?

— Je… (Elle s’est arrêtée. A levé les mains du lit et les a laissé retomber.) Je ne sais plus. Je ne me rappelle pas.

Elle a serré les poings.

— Trois cent vingt ans, a-t-elle murmuré.

— Ouais.

Elle est restée allongée, à avaler ça. Les vagues léchaient la coque. Je me suis rendu compte que, malgré moi, je m’étais assis dans le fauteuil.

— Je t’ai appelé.

— Oui. Vite, vite. J’ai eu ton message. Et tu ne m’as pas rappelé. Pourquoi ?

La question a eu l’air de l’estomaquer. Ses yeux se sont écarquillés, puis le regard s’est effondré sur lui-même.

— Je ne sais pas. Je savais… (Elle s’est éclairci la voix.) Non, elle savait que tu viendrais me chercher. Nous chercher. La chercher. Elle me l’a dit.

Je me suis penché en avant.

— Sylvie Oshima t’a dit ça ? Où est-elle ?

— Ici, quelque part. Ici.

La femme dans la couchette a fermé les yeux. J’ai cru qu’elle s’était endormie. J’aurais quitté la cabine, je serais remonté sur le pont, mais je n’avais rien à y faire. Puis, d’un coup, elle a ouvert les yeux et a opiné de la tête comme si on venait de lui confirmer quelque chose à l’oreille.

— Il y a un… (Elle a dégluti.) Un espace, là-dedans. Comme une prison millénaire. Des rangées de cellules. Des allées et des couloirs. Il y a des choses là-dedans qu’elle affirme avoir attrapées. Comme on attrape une baleine à bosse depuis un yacht. Ou comme des maladies ? C’est… des ombres ensemble. Ça veut dire quelque chose ?

J’ai repensé au logiciel de commandement. Je me suis rappelé les paroles de Sylvie Oshima pendant la traversée pour Drava.

« … codes interactifs minmils qui essaient de se reproduire, des systèmes d’intrusion machine, des façades de personnalités artificielles, des débris de transmission, tout et n’importe quoi. Il faut que je puisse contenir tout ça, le trier et l’utiliser sans rien laisser filtrer dans le réseau. C’est ça, mon taf. Tout le temps. Et même si on paie un bon nettoyage après coup, il reste des saloperies dans les coins. Des traces de code résistant. Des données fantômes. Il y a des trucs implantés là-dedans, derrière les amortisseurs, auxquels je ne veux même pas penser. »

J’ai opiné du chef. En me demandant ce qu’il faudrait pour sortir d’une prison pareille. Le genre de personne – ou de chose – qu’il faudrait être.

Des… fantômes.

— Oui, ça veut dire quelque chose. (Puis, avant de pouvoir m’arrêter.) C’est de là que tu viens, Nadia ? Tu es quelque chose qu’elle a attrapé ?

Un bref regard horrifié sur son visage tiré.

— Grigori, a-t-elle murmuré. Il y a quelque chose qui ressemble à Grigori là-dedans.

— Grigori qui ?

— Grigori Ishii. (C’était encore un chuchotement. Puis l’horreur intérieure l’a quittée, balayée, et elle m’a regardé.) Tu ne penses pas que je suis réelle, n’est-ce pas, Micky la Chance ?

Un éclair de regret dans ma tête. Le nom « Grigori Ishii » résonnait quelque part dans ma mémoire pré-Diplo. J’ai regardé la femme dans le lit.

Vas-y doucement, avec elle.

Et merde.

Je me suis relevé.

— Je ne sais pas ce que tu es. Mais je vais te dire tout de suite, tu n’es pas Nadia Makita. Nadia Makita est morte.

— Oui, a-t-elle dit, la voix faible. Ça, j’avais compris. Mais à l’évidence, elle a été sauvegardée et stockée avant sa mort, parce que je suis ici.

J’ai secoué la tête.

— Non, justement. Tu n’es pas ici du tout. Nadia Makita a disparu, vaporisée. Et rien ne prouve qu’on avait fait une copie. Aucune technique n’explique comment une copie aurait pu se retrouver dans le logiciel de commande de Sylvie Oshima, même si elle existait. En fait, il n’y a aucune preuve que tu es autre chose qu’une protection de couverture.

— Je pense que ça suffit, Tak. (Brasil est entré dans la cabine. Son visage n’était pas amical.) On peut en rester là.

Je me suis retourné vers lui d’un bloc, les lèvres retroussées par un sourire sauvage.

— C’est ton avis d’expert médical, Jack ? Ou juste une opinion de révolutionnaire quelliste ? La vérité en petites doses contrôlées. Rien que le patient ne puisse pas assimiler.

— Non, Tak, a-t-il dit calmement. C’est un avertissement. Tu devrais sortir de l’eau avant de te faire bouffer.

Mes mains se sont serrées doucement.

— Ne me tente pas.

— Tu n’es pas le seul à avoir du neurachem, Tak.

Le moment est resté entre nous, puis a pivoté et trépassé quand j’ai compris la dynamique ridicule de tout ça. Sierra Tres avait raison. Ce n’était pas la faute de cette femme brisée si Isa était morte, pas plus que celle de Brasil. Et puis, si j’avais voulu faire des dégâts au fantôme de Nadia Makita, je ne pouvais pas aller plus loin. J’ai opiné de la tête et relâché la tension du combat. Je suis sorti en frôlant Brasil. Je me suis retourné avant la porte pour parler à la femme.

— Qui que vous soyez, je veux que Sylvie Oshima revienne saine et sauve. (J’ai indiqué Brasil du menton.) Je vous ai amené de nouveaux amis, mais je ne suis pas comme eux. Si je pense que vous avez fait quoi que ce soit pour nuire à Oshima, je les brûlerai tous comme le feu céleste pour arriver jusqu’à vous. Pensez-y.

Elle a soutenu mon regard.

— Merci, a-t-elle dit sans aucune ironie. J’y penserai.

 

Sur le pont, j’ai trouvé Sierra Tres, affalée dans un fauteuil à armature de fer, qui fouillait le ciel avec une paire de jumelles. Je me suis mis derrière elle, poussant le neurachem pour regarder dans la même direction. La vue était limitée – le Boubin Islander était rangé à l’ombre d’un grand fragment d’architecture martienne incrusté dans le corail et fossilisé par le temps. Au-dessus de l’eau, des spores aériennes avaient créé une épaisse couche de lianes. À présent, le ciel était masqué par des cordes de feuillage suspendu.

— Tu vois quelque chose ?

— Je pense qu’ils ont lancé des microlumières. (Tres a reposé les jumelles.) C’est trop loin pour être sûr, mais il y a quelque chose qui bouge près de l’interstice dans le récif. Quelque chose de très petit.

— Alors, ils sont encore nerveux ?

— Tu le serais pas, toi, à leur place ? Ça doit bien faire un siècle que les Premières Familles n’avaient pas perdu un appareil dans le feu céleste.

— Bah, ai-je dit avec un détachement que je ne ressentais pas vraiment. Ça doit faire un siècle que personne n’a été assez bête pour lancer un assaut aérien pendant une tempête orbitale, hein…

— Alors toi aussi, tu penses qu’il était à moins de quatre cents mètres ?

— Je ne sais pas. (Je me suis rejoué les dernières secondes du coptère avec mon souvenir diplo.) Il montait assez vite. Même s’il n’y était pas, c’est peut-être le vecteur qui a réveillé les défenses. Ça et l’armement activé. Putain, va savoir ce que pense une orbitale ? Ce qu’elle perçoit comme une menace. Elles ont déjà enfreint les règles, hein. Regarde ce qui arrivait aux autos à fruit des corniches, pendant la Colo. Et les barges de course à Ohrid, tu te souviens ? Il paraît que la plupart étaient à moins de cent mètres de l’eau quand elles se sont fait descendre.

Elle m’a lancé un regard amusé.

— Je n’étais pas née à l’époque, Kovacs.

— Oh, pardon. Tu as l’air plus vieille.

— Merci.

— Enfin bon, ils n’avaient pas l’air très enclins à faire décoller quoi que ce soit pendant qu’on fuyait. Ça suggère que les IA de prévision étaient plutôt portées à la prudence, ou au pessimisme.

— Ou alors on a eu de la chance.

— Ou alors on a eu de la chance, ai-je répété.

Brasil est sorti des entrailles du navire et nous a rejoints. Il y avait une colère inhabituelle dans la façon dont il se déplaçait, et il m’a regardé de façon franchement hostile.

— Ne lui parle plus jamais de cette façon, m’a-t-il dit.

— Oh, arrête ton numéro.

— Je suis sérieux, Kovacs. On sait tous que tu as un problème avec l’implication politique, mais je ne vais pas te laisser vomir ta rage de malade mental sur cette femme.

Je me suis retourné contre lui.

— Cette femme ? Cette femme ? C’est moi que tu traites de malade ? Cette femme dont tu parles n’est pas un être humain. C’est un fragment. Un fantôme, au mieux.

— On n’en sait rien, pour l’instant, a dit Tres tout bas.

— Oh, je vous en prie. Aucun de vous deux ne voit ce qui se passe, là ? Vous projetez vos désirs sur une putain d’esquisse digitalisée. Déjà. C’est ça qui va se passer quand on rentrera à Kossuth ? On va monter tout un mouvement révolutionnaire sur une bribe de mythe ?

Brasil a secoué la tête.

— Le mouvement est déjà là. Il n’a pas besoin qu’on le monte, il est prêt à éclater.

— Oui, il a juste besoin d’un emblème. (Je me suis détourné, rattrapé par ma vieille fatigue, encore plus forte que ma colère.) Ce qui tombe bien, parce que c’est tout ce que vous avez, un putain d’emblème.

— Tu n’en sais rien pour l’instant.

— Non, c’est vrai. (J’ai commencé à m’éloigner. On ne peut pas aller bien loin, sur un bateau de trente mètres, mais j’allais mettre le plus de distance possible entre moi et ces imbéciles. Puis quelque chose m’a fait me retourner sur le pont. Ma voix s’est élevée, animée par la fureur.) Je n’en sais rien, c’est vrai. Je ne sais pas si toute la personnalité de Nadia Makita n’a pas été stockée et abandonnée dans New Hok comme un obus encore amorcé dont personne ne voudrait. Je ne sais pas si elle n’a pas trouvé un moyen de se charger dans une déClass qui passait par là. Mais putain, statistiquement, vous trouvez ça probable, vous ?

— On ne peut pas encore décider, a répondu Brasil en me rejoignant. Il faut qu’on l’amène à Koi.

— Koi ? (Rire sauvage.) Oh, c’est trop fort. Ce putain de Koi. Jack, tu penses vraiment que tu vas le revoir, Koi ? Koi est sans doute réduit en steak haché dans une ruelle de Millsport. Ou encore mieux, il est interrogé par les bons soins d’Aiura Harlan. Tu ne comprends pas, Jack ? C’est fini. Ta résurgence néoquelliste est niquée. Koi est foutu, et les autres aussi, sans doute. Autant de morts sur la route glorieuse du changement révolutionnaire.

— Kovacs, tu crois que je me fous de ce qui est arrivé à Isa ?

— Jack, je pense que du moment qu’on sauvait l’image d’un mythe, tu te cognais de savoir qui mourait, ou comment.

Sierra Tres s’est déplacée le long du bastingage, gauche.

— Isa a choisi de s’impliquer. Elle connaissait les risques, elle a accepté l’argent. C’était un agent libre.

— Elle n’avait que quinze ans, putain de merde !

Aucun n’a répondu. Ils se sont contentés de me regarder. Le clapotis de l’eau est redevenu audible contre la coque. J’ai fermé les yeux, pris une grande inspiration et les ai fixés. En opinant du chef.

— C’est bon, ai-je dit d’une voix lasse. Je vois où ça va, tout ça. Je l’ai déjà vu. Je l’ai vu sur Sanction IV. Ce connard de Joshua Kemp l’a dit à Indigo City : « Ce que nous désirons, c’est l’élan révolutionnaire. La façon de l’obtenir est presque anecdotique, et certainement pas abordable dans un débat d’éthique. Seule l’issue historique permettra de porter un jugement moral. » Si ce n’est pas Quellcrist Falconer qu’on a dans la cabine, vous allez vous arranger pour qu’elle le devienne. N’est-ce pas ?

Les deux surfeurs se sont regardés. J’ai opiné du chef une nouvelle fois.

— Ouais. Et qu’est-ce que vous faites de Sylvie Oshima, là-dedans ? Elle n’a rien choisi de tout ça. Ce n’était pas un agent libre. C’était une innocente qui passait par là. Et ce ne sera pas la dernière victime innocente, si vous arrivez à vos fins.

Nouveau silence. Brasil a fini par hausser les épaules.

— Alors pourquoi tu es venu nous voir ?

— Parce que je me suis trompé sur toi, Jack. Parce que le souvenir que j’avais de vous était meilleur que toutes ces conneries de rêve éveillé.

— Alors tu te souvenais mal.

— On dirait.

— Je crois que tu es venu nous voir parce que tu n’avais plus le choix, a dit Sierra Tres, très sobre. Et tu devais savoir qu’on apprécierait l’existence potentielle de Nadia Makita plus que celle de la personnalité hôte.

— Hôte ?

— Personne ne veut faire de mal à Sylvie Oshima sans nécessité. Mais si un sacrifice est nécessaire et si c’est bien Makita…

— Ce n’est pas elle. Ouvre un peu les yeux, Sierra.

— Peut-être pas. Mais soyons froids et honnêtes, Kovacs. Si c’est bien elle, elle vaut bien plus pour le peuple de Harlan qu’une chasseuse de primes déClass pour qui tu as le béguin.

J’ai senti une tranquillité froide et destructrice s’emparer de moi quand j’ai regardé Tres. C’était presque confortable, comme si j’étais enfin rentré chez moi.

— Elle vaut peut-être beaucoup plus qu’une groupie à surfeur handicapée. Tu y as pensé, à ça ? Tu es prête à le faire, ce sacrifice-là ?

Elle a regardé sa jambe, puis mon visage.

— Bien sûr que je le suis, m’a-t-elle dit doucement comme si elle parlait à un enfant. À ton avis, qu’est-ce que je fais ici ?

 

Une heure plus tard, le canal secret s’est réveillé et a éclaté en communications excitées. Les détails étaient confus, mais la teneur était d’une clarté jubilatoire. Soseki Koi et une poignée de survivants avaient pu se sortir de la débâcle Mitzi. Le plan de sortie de Millsport avait tenu bon.

Ils étaient prêts à venir nous chercher.

Furies Déchaînées
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